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Le nombre de détenus dans les prisons françaises s'élevait à 58 661 au 1er novembre 2003, soit une hausse de 8% en un an, a-t-on appris auprès de l'administration pénitentiaire : 36 640 condamnés et 22 021 prévenus.à gauche :la prison de la Santé à Paris |
qui est excessif ? par Henri Leclerc - 5 nov 2003
[ Libération mardi 28 octobre 2003 ]
C'est un réquisitoire qui se revendique factuel, et il est sobrement titré : «Les conditions de détention en France, rapport 2003» (1). Le président de l'Observatoire international des prisons (OIP), Me Thierry Lévy, en résume l'idée directrice : «Tourner le dos aux discours et prendre les faits à bras le corps, pour susciter le débat.» Les auteurs du rapport ont donc mouliné les statistiques disponibles de l'administration pénitentiaire, les informations et témoignages de leur réseau de militants, et dressé un état des lieux, prison par prison.
«Dégoût et révolte».
En se lançant dans cette entreprise, les auteurs s'attendaient à
une dégradation de la situation des prisons... vu l'avalanche de lois
qui créent de nouveaux délits et prônent le recours accru
à l'incarcération. «Mais nous n'imaginions pas avoir à
décrire une descente aux enfers», explique Thierry Lévy.
«Chacun des auteurs de ce rapport a exercé une contrainte sur soi
pour empêcher ses sentiments personnels de s'exprimer. Mais, dans leur
sécheresse, les chiffres du bilan, s'ils inspirent le dégoût
et suscitent la révolte, constituent le plus terrible des réquisitoires»,
dit-il.
Avec un nombre de détenus proche de 60 000 un seuil qui a même été dépassé en juillet 2003, pour la première fois depuis la fin de la guerre , le taux d'occupation moyen est de 125,4 %. Dans 53 maisons d'arrêt, la densité se situe entre 150 et 200 %, et elle dépasse 200 % dans 25 d'entre elles. Ce qui rejaillit sur tous les aspects de la vie carcérale : promiscuité insupportable, durcissement du régime disciplinaire, parloirs et liens familiaux sacrifiés, moins d'accès aux soins, aux emplois, à une formation, davantage de violence et de suicides... Parfois, quatre détenus sont entassés dans un espace libre de 3 ou 4 m2, et pendant vingt-deux à vingt-trois heures par jour. Alors, «chaque nouveau jour annonce une lutte vouée à l'échec contre le bruit, la saleté, les mauvaises odeurs, l'étouffement, et par voie de conséquence, la haine des autres et de soi», souligne Thierry Lévy.
«Retournement».
Ce qu'en l'an 2000 deux rapports parlementaires décrivaient comme «scandaleux»
ou comme «une humiliation pour la République» a donc empiré
en 2003. Le président de l'OIP interroge : «Comment se fait-il
que cette situation dénoncée par des personnes qui n'avaient pas
toutes les mêmes options et les mêmes conceptions de la répression
non seulement perdure mais s'aggrave ?» Philippe Carrière, médecin
psychiatre à la maison d'arrêt de Saint-Brieuc, déplore
«ce retournement aussi spectaculaire que silencieux». Les élus
s'étonnaient de trouver en prison quantité de gens qui n'avaient
rien à y faire, notamment les malades mentaux. Ces derniers y sont de
plus en plus nombreux, mais leur cas ne suscite plus aujourd'hui qu'«un
débat technique» : «C'est-à-dire : comment les enfermer
de manière sûre ?», regrette le psychiatre.
«Propagande».
L'OIP a convié deux «grands témoins» pour la sortie
de ce rapport : José Bové, et Gilbert Bonnemaison (2). «J'ai
été incarcéré en 1999, 2002 et 2003», rappelle
le premier. Et il dit avoir constaté ce durcissement décrit dans
le rapport. «La prison est une école de l'individualisme, avec
ses marchés et ses business, qui déterminent une hiérarchie
dans la détention. C'est très dur pour tous ceux qui ne peuvent
entrer dans ce jeu-là», explique le syndicaliste paysan. A l'inverse,
il n'y a trouvé aucun «acte positif» : «La tarte à
la crème sur la réinsertion, c'est de la propagande qui ne repose
sur rien.» Gilbert Bonnemaison renchérit et appelle à une
prise de conscience de «l'absurdité du système carcéral
qui produit de l'insécurité : on entasse des gens dans les prisons
sans rien faire pour contribuer à leur réinsertion».
Le rapport de l'OIP constate qu'en cinq ans les libérations conditionnelles
ont baissé de 4,5 %, les mesures de semi-liberté de 6,5 % et les
placements à l'extérieur de 18,7 %. Et souligne le caractère
contradictoire de travaux parlementaires récents (3) qui prônent
ce genre de mesures d'aménagement de peine et dénoncent la «nocivité
des courtes peines exécutées en maison d'arrêt». Alors
que tous les textes de loi votés alimentent les audiences de comparution
immédiate, grandes pourvoyeuses de courtes peines de prison.
(1) Edition la Découverte, 18€.
L'OIP est une ONG créée au début des années 90 et
défendant les droits des détenus.
(2) Ancien député-maire PS d'Epinay et auteur d'un rapport sur
la modernisation des prisons en 1989.
(3) Rapport de Jean-Luc Warsmann (député UMP).
[Le Monde, 29 octobre 2003]
Le ministre de la justice, Dominique Perben, a déclaré, mardi 28 octobre, sur RTL, que les « attaques » de l'Observatoire international des prisons (OIP), qui dénonce la « descente aux enfers » des prisons françaises, étaient « excessives » et « grotesques ». Qualifiant l'OIP d' « association militante qui est contre la prison », il a ajouté : « Moi aussi, j'ai constaté que la situation en France des prisons n'est pas bonne. C'est pour cela que je construis 13 000 places de prison, que je mets en place le bracelet électronique, que je développe le travail d'intérêt général et que je vais aussi construire des prisons spécifiques pour les mineurs pour qu'ils ne soient plus mélangés avec des adultes. »
[Le Monde, 5 novembre 2003]
Dominique Perben vient de faire savoir avec une vivacité peu commune ce qu'il pensait du rapport 2003 de l'Observatoire international des prisons (OIP). Il fustige les "attaques excessives et grotesques" d'une "association militante qui est contre la prison".
Quelle mouche a donc piqué notre ministre de la justice pour traiter avec cette hargne peu habituelle une ONG qui lutte effectivement avec énergie et constance pour la défense des droits des personnes incarcérées et le développement des peines alternatives, mais dont le rapport annuel constitue pour tous ceux qui réfléchissent sur la prison un apport remarquable ?
Faut-il rappeler ce que disaient les rapports des deux Assemblées parlementaires, il y a trois ans ? Pour m'en tenir à celui du Sénat, dont le vice principal n'est pas en général l'excès, "Prisons : une humiliation pour la République", il relevait, avec sa modération coutumière, qu'il avait constaté "des droits de l'homme bafoués", "des maisons d'arrêt hors la loi", "le règne de l'arbitraire carcéral", "la loi du plus fort", "l'argent roi en prison", "des contrôles inexistants ou inefficaces", bref, "des conditions de détention dans les maisons d'arrêt souvent indignes d'un pays qui se targue des droits de l'homme". Le président de la République, Jacques Chirac, disait le 14 juillet 2000 : "Nous avons 51 000 prisonniers, c'est un nombre excessif, il faut le diminuer", s'indignant aussi du nombre des détentions provisoires qualifié d'"inadmissible". Le Sénat et le président étaient-ils donc eux aussi "excessifs" sans le savoir ou, comme M. Jospin le revendiqua en matière de sécurité, "naïfs" ?
Serait-ce alors parce que la situation s'est améliorée depuis ? Le 1er octobre 2003, malgré l'effet des grâces présidentielles du 14 juillet, il y avait 57 573 détenus et presque le même nombre de places que pour les 51 000 dont se plaignait en 2000 le chef de l'Etat.
La promiscuité intolérable que dénonçaient les parlementaires n'a fait que s'amplifier. Le taux d'occupation moyen est passé à 125 % et, pour 25 établissements, à plus de 200 %. Alors que la loi avait prévu pour le 15 juin 2003 l'encellulement individuel des personnes en détention provisoire, le rapport de l'OIP rappelle, par exemple, qu'au 1er juillet 2003, 138 détenus se partageaient les 45 places de la maison d'arrêt du Mans.
La rémunération mensuelle des détenus qui réussissent à obtenir un emploi (le taux de chômage est de 31 %) est de 162 euros par mois.
On a dénombré 122 suicides de personnes incarcérées en 2002. Le nombre de psychotiques en prison, que dénonçait avec juste raison le Sénat, ne cesse d'augmenter. Celui des heures d'enseignement diminue. Les poursuites et sanctions disciplinaires sont à la hausse. Une seule bonne nouvelle toutefois : il y a moins d'évasions.
C'est ce que M. Perben appelle, par euphémisme peut-être, une situation "qui n'est pas bonne". Et de rappeler qu'il va construire 13 000 places : voilà la solution. Que ne s'interroge-t-il sur les raisons de l'inflation constante du nombre de détenus plutôt que de l'accepter comme un fait acquis ? Sans doute, pour juguler la délinquance, on peut rêver du système carcéral américain, qui emprisonne plus de 2 millions de personnes. Mais il faudrait alors construire au moins 300 000 places.
Où en est donc la réflexion sur le sens de la peine ? Et la grande loi pénitentiaire que les députés appelaient de leurs vux, qui devait donner son sens à la peine, et que Mme Lebranchu abandonna en rase campagne électorale ?
Le ministre nous parle de la mise en place du bracelet électronique alors qu'aucune réflexion n'a été sérieusement faite sur l'expérience tentée et que, comme le travail d'intérêt général, il semble qu'il s'agisse plus d'une modalité du sursis avec mise à l'épreuve que d'une solution alternative à la prison. Les services socio-éducatifs indispensables pour gérer ces peines alternatives sont tragiquement dépourvus de moyens.
La situation est tout aussi catastrophique sur le plan du respect des droits de l'homme que sur celui de l'efficacité de la justice pénale. Les représentants du personnel pénitentiaire, qui en souffre lui aussi quotidiennement, la dénoncent avec vigueur.
Le rapport de l'OIP ne fait que la révéler, comme le fit, il y a trois ans, le livre de Véronique Vasseur, qui émut l'opinion. Est-ce la réalité ou sa révélation qui est "excessive" ? Vous avez dit "grotesque" ?